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Le 21 juin 2016 à Okunevo

À l'épreuve de la Russie

Ça nous avait pris quatre heures. Quatre heures à être secoués sur les routes défoncées, à respirer la poussière brûlante que soulevait notre mini taxi-bus. Il avait fait chaud, des passagers de tout âge et de toute forme avaient été serrés les uns contre les autres, bien emboités entre sacs et valises de victuailles et de matériel de camping.
Quarte heures pour arriver à Okunevo, notre destination. Un maigre détour, 300 kilomètres vers le Nord, une boucle qui me tirait de ma route transsibérienne pour me catapulter par la suite vers le Lac Baïkal et plus loin encore.
Je voyageais en compagnie d’Elena, rencontrée dans le train de Yekaterinburg à Omsk, et de sa fille Alina. Nos confrères d’habitacle les plus proches avaient la vingtaine, une voyageuse solitaire et un groupe de trois; amie, sœur et frère joueur et naïf dont les talents aux jeux français n’avaient d’égales que les miens.
Sans compter les faibles capacités d’Elena, Alina était la seule à parler anglais. Néanmoins, avec Elena comme mère poule, nous étions plus ou moins restés ensemble pour la durée du festival; quatre jours de musique et de tradition à l’orée de la Taïga.

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Nous avions passé notre premier jour à nous repérer, à monter notre camp, à découvrir la taille et la méchanceté des moustiques, à nous promener et à profiter de la musique alors qu’un ballet de libellules se déroulait sous nos yeux et sous les cieux d’un jour qui prenait fin. Quand la nuit vint, des voisins de camping nous attirèrent vers un feu de camp gigantesque. Je me dérobais rapidement à leurs irréfutable énergie pour aller jouer avec les miens, les jongleurs et danseurs de feu, qui allèrent jusqu’à me mettre en scène. Présentée à la foule en tant qu’invitée canadienne, je participais à ma première démonstration publique officielle. Je réussis même à ne pas me brûler… un fait remarquable à lui tout seul.

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Le deuxième jour j’avais déjà l’impression d’avoir vécu une éternité dans la Taïga. Mauvaise nuit, chaleur constante et sang empli du poison des moustiques me donnaient envie de hurler sur tout ce qui bougeait et la douce Elena serait évidement la première à en pâtir.
À tout ces problèmes il y avait une solution unique : une longue baignade dans la rivière, rafraichissante et solitaire. Je descendais des hauteurs sur lesquelles était perché notre campement par une échelle délabrée et me jetais donc dans les eaux rougissantes.

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J’avais eu dans l’idée de nager à contre courant jusqu’à la plage qui se trouvait de l’autre côté du coude de la rivière mais la réalité m’avait rattrapée, et si je ne perdais pas de terrain, je n’en gagnais pas beaucoup non plus. Alors quand le rugissement circonspect d’un engin flottant à moteur se fit entendre, je levais naturellement le pouce pour faire du bateau-stop… Ça m’avait paru logique sur le coup.
Des rires et un dialogue de sourds s’en suivirent. Quelques secondes plus tard j’étais tirée hors de l’eau et placée dans le navire gonflable par deux robustes russes.
Quelques spectateurs avaient tourné le dos à la scène pour admirer la rivière et l’immensité de la Taïga depuis leur promontoire. Je ne peux qu’imaginer leur amusement en voyant débouler du couvert des arbres un minuscule radeau sur le point de se noyer sous le poids d’hommes entièrement recouverts de l’épais uniforme de ces contrées, à la fois moustiquaire et tenue de camouflage, et d’une étrangère à moitié nue.
Par contre, à notre arrivée à la plage presque déserte, l’incrédulité était bien visible sur les visages du comité d’accueil hilare. Malgré leur surprise je me retrouvais installée sur une chaise longue en un instant, un châle sur les épaules, à jongler entre un verre de bière, de la viande de castor, une tasse de thé et des biscuits. Dans le respect de la tradition russe je ne pouvais rien refuser (pas que j’aurais voulu cela dit).
J’étais moi même prise de court par leur générosité ainsi que pas le fait que j’avais ainsi trouvé Helena, une russe parlant anglais couramment.

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Cela dit ma baignade avait été plutôt courte, alors quand les moustiques m’attaquèrent à nouveau je disparaissais rapidement dans la rivière, leur promettant de venir leur rendre visite un peu plus tard.
Nager… La meilleure idée que j’avais eue depuis des jours et des jours… J’étais rafraichie et je me sentais propre, les insectes devaient trouver ma peau trop froide à leur goût, les démangeaisons avaient disparues. Mon esprit et mon corps étaient en paix.

Une fois gravie l’échelle, je trouvais un autre étranger en uniforme anti-moustique. Il avait l’air de m’attendre. Je ne comprenais pas ce que voulait Roman, mais après avoir enfilé quelques vêtements protecteurs je le suivais à son campement où la famille de son ami me recevait avec d’autres délicieux mets et boissons, avec des questions, des blagues et des taquineries, en russe pour la plupart.

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Plus tard dans la soirée, le ventre plein et le sourire malicieux, j’étais confiée aux saltimbanques et à leurs flammes. Je finissais ma nuit à choyer mes cheveux légèrement roussis en philosophant auprès des ambres d’un feu mourant avec Evgeny, un sympathique vendeur de magnifiques chemises brodées, un homme fort, un sibérien convaincu au plus profond de lui-même des valeurs de la famille et du corps militaire.

Bien que beaucoup soient partis depuis longtemps, y compris Alina, le dernier jour du festival était le plus important pour les véritables participants, le plus traditionnel, la raison pour laquelle Okunevo avait été choisi comme lieu de célébration.
En effet, ce site n’est pas seulement beau et à l’écart de tout comme on le désirerait pour tout rassemblement… Il est mystique.
Le village est entouré de cinq lacs, l’un d’eux cache un temple en l’honneur de Krishna, un autre est tellement secret que personne ne l’a jamais trouvé. Pour équilibrer la balance et remédier à cette perte mineure, le nombril de la Terre a été trouvé non loin de là par l’énergie qu’il diffuse. Le lieu est maintenant marqué de signes religieux variés, hindous, slaves et chrétiens, à l’intention des âmes les moins sensibles.
Les caractéristiques transcendantales de cette région sont indéniables. Comment expliquer autrement cette incessante bataille des cieux entre les hordes démoniaques de moustiques nous chassant corps et âmes et les glorieuses armées de libellules luttant pour notre protection?
Cela élucide aussi le mystère précédent : j’avais temporairement succombé aux forces du mal; les moustiques avaient volé ma patience, faisant briller mes défauts comme des diamants reflétant les rayons d’un soleil ardent. J’avais du combattre aux côtés des esprits bienveillants pour retrouver mon bouclier et j’en étais sortie épuisée.

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En parlant avec Helena j’appris quel avait été le but de la première soirée de musique et de feu de laquelle je m’étais enfuie, préférant faire déferler d’autres flammes. Il s’était agit d’une répétition, un spectacle pour les vacanciers. Le solstice était ce soir-là; une nuit à invoquer les dieux.
Les préparations avaient pris toute la journée. Les femmes avaient tressé des couronnes de fleurs et un dieu de paille disproportionné à la gloire de la procréation. Elles avaient intoné des vers et battu l’herbe de leur pieds nus afin de tirer de la terre sa force créatrice.

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Les hommes avaient épié et tendu l’oreille pour saisir ces secrets si bien gardés. Ils avaient coupé du bois, bâtit des bûchers gigantesques et montré leur force.

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Au crépuscule, les uns comme les autres étaient déjà souls de danses et de jeûne, de chants et de fatigue, de prières et du venin des insectes, de chaleur torride et de gaité. Puis les femmes avaient vu leur cœur se briser sur les écueils du vol de leur dieu et les échardes du déracinement de leur arbre à souhaits. Pendant ce temps les hommes s’étaient réjouis à la lueur de leur bûcher victorieux.

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Tous étaient bientôt hypnotisés par les flammes ardentes, submergés dans les eaux noires de la rivière et étouffés par la fumée des feux rugissants à la chaleur réconfortante dans le froid de la nuit. L’adrénaline les avait inondé alors qu’ils scandaient des hymnes aux dieux slaves et sautaient au dessus des brasiers. Tous avaient été épuisés mais mûrs pour les jeux de baisers traditionnels, pour la formation et la séparation des couples dans la semi-obscurité, pour… pour rien d’autre.

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Rien de plus que de gentilles bises, aucun couple n’était sorti du cercle lumineux des flammes sur le point de s’éteindre. Quand les dernières braises moururent au petit matin, tous se dispersèrent et regagnèrent les bras de Morphée… me laissant emplie de questions.

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Cette célébration avait un goût d’inachevé. Mon sort pouvait facilement être expliqué : j’étais étrangère et donc ne faisais pas partie de l’équation… mais qu’en était-il des autres? Cette journée sentait la manipulation à plein nez. Je pensais avoir eu un aperçu des raisons pour lesquels les Chrétiens puritains avaient voulu bannir de si perverses cérémonies. Les participants n’étaient-ils pas censés décrocher un mari ou une femme, ou au moins donner aux dieux une nouvelle génération de croyants? La Russie moderne était-elle si prude, si innocente?
Ces observances se seraient terminées bien différemment eurent-elles eu lieu dans un autre pays. Où est-ce mon esprit mutin qui me jouait des tours?

Quelles que soient les réponses à ces questions, ce festival me laissa perplexe. Plus j’apprenais à connaitre la Russie, moins je la comprenais.

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