Cravacoc et kamar
Le 28 mai 2016
Premier Acte
Imaginez une petite famille de Nizhny Novgorod, une ville située sur la Volga et divisée par le cours de l’Oka: la mère, une femme russe exemplaire, jeune, sportive et dynamique; une femme active dont la passion arrondissait les fins de mois. Elle parlait même un peu anglais. Son mari, plus âgé, sans emploi je présume, sa peau était rouge de boisson et son ventre tendu d’excès. Cependant, contrairement aux stéréotypes, il était bienveillant, généreux et semblait remarquablement bien prendre soin de leur petite adorée. À cinq ans, elle était haute comme trois pommes et aussi menue qu’un moineau malgré son régime fort en sucre à base de crèmes glacées et de jus de pomme. Bien que moderne, cette famille continuait à appliquer la tradition et, comme toute jeune fille à marier, la fillette arborait deux longues tresses blondes qui volaient au vent de son interminable course folle.

Dans leur petit appartement, les parents dormaient au salon, tandis que la petite fille et sa grand-mère se partageaient des lits superposés placés dans ce qui servait à la fois de bureau et de couloir vers la cuisine. Ma place se trouvait être celle de la grand-mère alors absente. Autant dire que leur générosité m’avait frappée; je ne pouvais comprendre leur désir d’encombrer leur maigre logement et de partager leur manque d’intimité avec une personne supplémentaire, une étrangère qui plus est.

Lors de ma première soirée passée en leur compagnie, père et fille m’emmenèrent dans un autre quartier de la ville, sur un pont blanc réservé aux piétons, faisant le lien entre les deux pans d’une coulée verte. À notre vue s’offraient les deux rivières encadrant le secteur industriel et pollué où se trouvait la gare d’où j’étais venue le matin même, à pied. Derrière nous s’étendait le centre historique poussiéreux ainsi que leur habitation exigüe. Ce mignon point de vue se révéla être un cadre parfait pour un coucher de soleil à la saveur vodka/crème glacée.
Alors que j’aidais lentement à vider la bouteille dont le contenu disparaissait à vue d’œil, le petit éclair surexcité était occupé à courir après les moustiques, soit pour les capturer soit pour les tuer (le mystère restera intact puisqu’Artémis lui refusa ses capacité de chasse), tout en piaillant sans fin « кровосос » [prononcer kravassoss]. Tout du long, son père me regardait en coin, un sourire torve aux lèvres. Il est bien vrai qu’il y en avait des masses des moustiques. Un mot de plus pour mon pauvre vocabulaire russe je suppose.
Deuxième Acte
De Nizhny Novgorod j’avais emprunté une section du Transsibérien qui m’emmènerait à Kazan; une ville où musulmans et chrétiens semblaient vivre en paix; une ville enracinée dans les traditions tartares et sautant à pieds joints dans le rythme incessant de la mondialisation.

La Chance avait décidé de placer dans mon wagon une jeune femme russe avide de m’aider dans mes pérégrinations. Mary avait grandi au Tatarstan, était une architecte urbaniste passionnée et une amoureuse des grands espaces. Le jour suivant, à notre descente du train, nous avions déposé nos bagages à ce qui deviendrait mon auberge de jeunesse et nous avions visité cette capitale musulmane du Nord au point du jour, profitant d’une ville déserte et d’étangs aux eaux immobiles. Lors de notre circuit, elle me présenta le Musée du Chak Chak, où je retournais le lendemain pour une longue visite privée en anglais, guidée par une jeune Tartare qui ne tarderais pas à se joindre à moi sur les bancs des traducteurs.



Mary me recommanda de visiter la bibliothèque et son étrange grotte, où une femme dans la force de l’âge essaya de faire barrage mais se heurta à mon zèle pour la magnifique marquèterie qui s’étendait du sol au plafond. Elle m’appela aussi un après midi, m’ordonnant de la rencontrer à mon auberge avec un vélo de location. Je ne le savais pas encore, mais la nature nous appelais.

Un court trajet sur les rails plus tard, nous étions à юдино [Yudino] où, entre deux coups de pédales, nous visitions un vieux train, explorions les lacs, et étions trempées par la pluie, dégustions un délicieux окрошка [Okroshka] fait maison par les soins de ma nouvelle amie et de sa mère, nous essoufflions dans une montée sablonneuse et nous éblouissions finalement des dernières lumières du jour sur les rives du ozero Glubokoye (Lac profond) et ses trésors engloutis, alors que les inévitables moustiques s’attablaient au banquet.

Je ne pus m’en empêcher; je pointais du doigt un insecte mort sous nos coups et démontrais mes capacités russes en prononçant fièrement le mot « кровосос ». Le regard qu’elle me lança était plein de surprise, mais ne portait malheureusement aucune trace d’approbation. Dans son anglais approximatif elle tenta de m’expliquer que « moustique » se traduisait par « комар » [prononcer Kamar] tandis que « кровосос » s’utilisait pour désigner leur fonction. Sur notre chemin du retour vers le train que nous allions finir par rater, dans les profondeurs de la forêt et dans le crépuscule grandissant, je réfléchissait à ce vocabulaire et en vint à la conclusion que комар était pour moustique ce que кровосос était pour « piquer ».
Troisième Acte
Cette fois, le train m’avait emmenée de Kazan à Perm, une autre ville industrielle et poussiéreuse me rappelant Nizhny en bien plus plat. Le long de la rivière, au lieu d’un kremlin restauré, on pouvait profiter de zones de construction dont le désordre empêchait l’accès de ce qui devait surement être l’un des coins les plus paisibles de la ville. Cependant, dans un soucis d’équilibre, ce centre administratif de Perm Krai abritait la Galerie d’art nationale de Perm, connue pour ses sculptures en bois si particulières à l’Oural du Nord-Ouest, datant du 17ème au 19ème siècles, une époque de christianisation de la population animiste. J’étais toute inclinée à catégoriser ces représentation de simples œuvres à la gloire de Dieu, mais à y regarder de plus près j’étais frappée par leur aura comique et païenne : des anges trop gras pour voler, ou ne sachant que faire de leur personne, un Christ crucifié semblant hausser les épaules l’air de dire qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu, que ce n’était pas de sa faute si les gens étaient trop bêtes…
À leur vue je me pris à penser que cette Chrétienté avais perdu son air menaçant et moralisateur, et qu’au contraire elle apparaissait indulgente et pleine d’humour. Une religion en laquelle j’aurais presque pu croire.

Cette maison de Dieu reconvertie possédait aussi un secret, un élément ignoré de tous sur lequel je faillis trébucher : le sol de la cathédrale, en partie préservé, était couvert d’un somptueux carrelage de fonte dont chaque plaque mesurait environ un mètre carré. Sous les regards surpris des babouchkas, je m’asseyais pour dessiner ces œuvres impressionnantes et massives inattentive aux icônes qui m’encadraient. Ce n’est que lors de ma visite au Musée des beaux arts d’Ekaterinburg que je m’apercevais qu’il s’agissait probablement d’un magnifique exemple de plaques moulées de type Kasli, encore plus élégantes et élaborées que celles exposées dans ce dernier.

Mais retournons à nos moutons, ou plutôt à nos moustiques : Lors de ma seconde soirée à Perm, mes hôtes avaient décidé que la veillée précédente (un concert de jazz français!) avait été trop calme et qu’il était temps que je rencontre leurs amis. En conséquence, nous prîmes la direction du centre ville et de ses nombreux parcs, bien plus agréables de nuit que de jour une fois la chaleur tombée, les foules enfuies, le vacarme des travaux tu, le trafic automobile calmé et la poussière retombée. Petit à petit, nous fûmes rejoints par une foule de drôles, une multitude de bouteilles et une horde de moustiques, nous faisant sauter de joie lorsqu’un ami de plus pointa le bout de son nez, équipé de pipes aussi réprimandées que l’anti-moustique bienvenu. La pluie chimique qui s’en suit, en plus de faire en sorte que nos poumons accompagnent nos foies sur le chemin de la déchéance, eut l’effet désiré et chassa la plupart des insectes. La plupart, mais pas la totalité… Et c’est à la sensation d’une piqure de plus que, oubliant ma leçon précédente, j’articulais un « saleté de кровосос! » faisant exploser de rire la compagnie.
Alors que minuit sonnait et que la plupart des lumières de la ville s’éteignaient dans un souci d’économie d’énergie et de facilitation de l’heure du crime, mon hôte se mis en peine de me donner les explications inhérentes à cette maudite blague que j’avais faite par inadvertance.
Épilogue
Je comprenais maintenant la surprise, les rires, le sourire en coin et les regards obliques de Nizhny Novgorod où une petite fille zigzaguait follement en criant à tue tête « parasites… pillards… profiteurs! »
