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Le feu slave

Le 6 april 2016 à Prague

La soirée avait commencé au pas de course pour attraper un tram : OndÅ™ej était censé rejoindre ses amis pour un pot. Après les avoir courtoisement salué, je laissais mon hôte avec cette joyeuse compagnie pour gentiment me diriger vers ParukáÅ™ka où, au coucher du soleil, se déroulerait une célébration païenne.

À mon arrivée dans le parc, une petite foule avait commencé à se rassembler et un groupe de percussionnistes en fermait le cercle de leurs instruments bavards. Quelques personnes jouaient de leur bolas et de leurs massues, tuaient le temps et amusaient les enfants. L’air était de plus en plus électrique. Le panorama sur la ville de Prague, flambant sous le ciel orangé, n’était pas le seul spectacle que nous étions venus voir.

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Alors que les dernières lueurs du jour s’estompaient, les flammes apparurent, traçant leur chemin au milieu de l’assemblée jusqu’au centre du cercle. Là, elle commencèrent leur dance autour de leurs maîtres, tenues au bout de laisses d’acier, martelées au sceptre, empêchées et encerclées, se mouvant au rythme des tambours et tambourins. Plus s’assombrissait le ciel, plus notre étendue herbeuse devenait lumineuse. Les flammes se multiplièrent rapidement. Elles passèrent de trois à dix, puis à vingt, et bientôt elles furent trop nombreuses pour être comptées. Et toujours elles tournoyaient et tressautaient. Les battements de la musique résonnant plus fort dans nos cœurs, les flammes s'enfiévrèrent de passion, rayonnantes d'exaltation.


Enivrée par les senteurs de la nuit, de la fumée qui vous prend à la gorge et des feux d’essence, grisée par le chant incessant et répétitif des tambours martelant nos âmes, la congrégation enflait. Des mains et des visages noircis firent leur sortie, l’embrasement changea de maîtres.

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Depuis mon perchoir, j’apercevais des hommes et des femmes tous vêtus de rouge et de noir, des capuches encadrant leurs visages illuminés du feu qu’ils maitrisaient, tels des druides issus du passé surpris un instant sous la coupe du tilleul bienveillant.
Bientôt moi aussi j’y participai. Mes poumons s’emplissaient de la prenante odeur des codes en feu, mes mains saisissaient l’acier chaud, mes yeux s’éblouissaient à la lumière des flammes, mon corps tout entier dansait avec le feu, des souvenirs intemporels faisaient surface. Peu m’importait le cercle pétrifié à la lisère de cette fournaise mouvante, ces spectateurs desquels j’avais fais partie quelque minutes auparavant, et que je rejoindrai un peu plus tard.

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Nous étions tellement nombreux à nous être rassemblés pour la première de la saison, cette célébration qui se déroulerait bi-lunairement, pendant les six mois qu’il faudrait à la Terre pour faire un demi-tour du Soleil.

Les tambours résonnèrent pendant des heures, les feux continuèrent à danser, gagnant en audace et en rapidité, ou se faisant plus discrets jusqu’à s’en faire presque oublier selon le rythme dicté.
Du brasier infernal, du tonnerre instrumental ou des druides en transe, il était maintenant impossible de savoir qui était maître et qui était esclave.
Prague n’était plus qu’une vague lueur dans les ténèbres, une présence discrète qui se rappelait à nous de temps en temps par le rougeoiement changeant de sa tour de télévision ornée des bébés de ÄŒerný.

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Mais soudain les tambours se turent, seul un feint battement se fit entendre. Une par une, les flammes s’éteignirent sans que la relève ne se fasse. Nos yeux s’habituèrent à l’obscurité. Nous pouvions désormais voir au delà de ce qu’avait été un cercle de feu. Quelques étoiles brillaient au delà de notre colline où des ombres se matérialisa l’impressionnant convoi de la police praguoise.
Ils attendaient patiemment; sans doute ces policiers appréciaient le spectacle; ils essayaient sûrement de passer le temps en attendant d’être appelés sur un fait divers un peu plus excitant que le tapage nocturne dont nous avions certainement été accusés.
L’un des talentueux druides pyromanes s’avança. Peut être était-il un peu plus intrépide que les autres, peut être un peu plus sûr de sa maîtrise de la bête enflammée ou tout simplement toujours sous son charme. Toujours est-il qu’il commença à faire tournoyer ses vouivres de feu. Cela ne dura qu’un instant. La police s’approcha à son tour pour lui demander de faire taire ses ardeurs et l’escorta à l’orée de notre cercle maintenant réduit à si peu de choses, au pied du tilleul où je me tenais. Là, le feu se tut, étouffé avec amour par son maître attristé. Campés ça et là parmi nous, les policiers nous observaient. Aucune trace de menace visible dans leurs yeux. Un fou cria à leur fascisme. Son appel ne fut pas repris par l’assemblée. Tous feus éteints, la police regagna ses véhicules.

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Abandonnée par les percussions et par les flammes, délaissée par la passion, épuisée du départ de l’enthousiasme, achevée par le puissant éclairage policier, il ne restait plus rien à notre petite compagnie, que de regagner le murmure de Prague la colorée et de ses façades savamment sculptées.

 © 2025 | Elsa Chesnel

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