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Nostalgie mongole

Le 12 aout 2016

Les pieds nus et les yeux injectés de sang je suis engloutie par l’avion qui m’emmènera loin de Mongolie. À la vue des douces montagnes couleur émeraude baignées du soleil matinal mon coeur se crispe. Comme pour me souhaiter bonne route, le ciel se montre à nouveau sous son plus beau bleu. Après deux jours de pluie, les larmes de la Mongolie se sont taries pour moi tandis que je commence à pleurer la perte de celle que je n’ai jamais possédée.

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Elle m’a porté pendant un mois, elle m’a donné l’occasion de la connaître, mais j’ai été trop paresseuse, trop fatiguée… trop absente. Je me suis laissée porter par le courant, j’ai rejoint les incroyables Enrique et Montserrat qui m’ont permis de vivre une aventure nomade près de Dalanzadgad et une paisible marche dans la vallée de l’Orkhon. Sans eux je n’aurais surement pas réalisé la beauté que cette terre et ces gens portent dans leur âme.

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Cependant, j’ai le sentiment de ne pas avoir vécu ce pour quoi je suis venue. Je ne suis même pas encore partie et mon corps tout entier m’implore de revenir; ma tête me supplie de suivre le chemin du voyageur solitaire, d’être indépendante, d’être sourde aux objections et aveugle aux obstacles bâtis par la population d’Ulaanbaatar, simples illusions.

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J’aurais dû faire plus d’efforts.

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Alors que j’écris ces mots, l’avion est toujours sur le tarmac. Mon corps est brisé par huit mois de voyage, mon sac est vide (j’ai finalement jeté tout ce que je possédais de raccommodé et de déchiré) et je suis sur le point de désembarquer.

Je suis prête à trouver une paire de chaussures et à rejoindre le sud en courant, à apprendre à prononcer leurs sons sifflotants, à parler leur langue joueuse, à comprendre leur musique nostalgique, à écrire leurs alphabet calligraphié et à chasser le bétail jusqu’à ce que toutes les étoiles aient disparues du ciel nocturne si besoin est… et s’ils veulent bien de moi.

J’entrerai prudemment dans la ger sombre et lourde dans laquelle un feu brûle en permanence, demeure de Tila, une dure grand-mère, responsable de ce sévère et rugueux petit coin de paradis. Je marcherai à tâtons autour du foyer central, me demandant sans cesse si ma présence dérange. D’un signe d’Eggy, je brasserai volontiers le lait de jument jusqu’à ce que l’airag soit prêt à être transvasé dans le gigantesque bol de porcelaine bleue et blanche. Je m’agenouillerai patiemment et douloureusement près d’elle, observant son talent à obtenir une pâte d’une finesse remarquable pour le Tsuban ou à ne rien perdre de la chèvre tout juste tuée. J’attendrai qu’elle me passe le grand bol métallique ou le long et fin tuyau servant de rouleau à patisserie, ses mains couvertes de farine ou de sang, et je prendrai mon tour, l’imitant de mon mieux.

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Je regarderai Turuu et Mehjo, frères ou cousins, jeunes hommes maîtrisant déjà de l’art de l’élevage quand ils n’étudient pas dans la capitale. Je les regarderai et je comprendrai comment traire une chèvre ou une jument. Je m’améliorerai, comme je l’ai fait après ma première expérience une fois avoir réalisé que ma chaussure était bien hydratée, au grand désespoir de mon seau. À mon toucher les bêtes ne refuseront plus de rester immobiles, le troupeau ne vibrera plus de ses complaintes envers moi. Je ne serai plus synonyme de chaos, mais d’aide.

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Quand le soleil sera haut dans le ciel, le bétail en train de paître et la température trop élevée pour rester dehors, je m’assoirai à même le sol de la ger lumineuse et décorée de mille couleurs, devant l’hotel consacré aux ancêtres, et j’aurai le courage de demander à Turuu de me montrer comment finir la dernière section du rubis cube asymétrique gris et noir, regardant ses mains bronzées bouger précisément à une rapidité étonnante.

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Une fois de plus, je laisserai Mehjo me guider au plus profond des montagnes à la recherche d’onions sauvages où nous avons étés surpris par le vent et la pluie sur les roches friables des sommets élancés. J’imiterai les mains puissantes de ce jeune homme, répétant sûrement les geste des innombrables générations précédentes. Je perturberai la Terre un instant en remplaçant les racines humides par les fleures au mauve délicat.

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J’emprunterai leurs motos capricieuses pour rabattre le bétail alentour des collines rocheuses ondulantes.

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En un début d'après-midi ensoleillée, après une course folle de tonte de moutons et de plaquage de chevreaux dans le but de les séparer des chèvres indisciplinées, je suivrai la petite Mintje à l’écart de l’enclos exigüe. Là, nous plongerons avec fatigue nos corps nus dans la mangeoire rouillée et peu profonde afin de nous défaire du parfum des chèvres et de l’effort. Je sècherai ma peau au vent chaud du désert de Gobi, je regarderai l’orage avancer au dessus des prairies.

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Les vibrations du morin khuur et des chants diphoniques, le piétinement des troupeaux et des danseurs parcourront mon corps, et je comprendrai les encouragements et les applaudissements soulevés par cette petite fille dansant follement au fond d’un canyon encaissé où la famille toute entière s’était réunie pour se reposer d’une matinée de dur labeur.

Je resterai immobile sur le rebord du monde. Je regarderai les montagnes et j’écouterai la brise alors que les rayons d’un soleil couchant filtrent au travers des nuages.

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Après dîner, je m’assoirai silencieusement entre les deux lits de la ger éclatante et j’espérerai être choisie par Méga pour jouer dans l’équipe du père. J’apprendrai toutes les règles du jeu à boire dans lequel l’airag remplace notre alcool. Je comprendrai leur implication et leur profond enracinement dans les traditions. Je comprendrai le choix des partenaires et l’alignement des équipes, les altercations et les cris, le saisissement de doigts et le vidage de bol, les ceintures à réchauffer les ventres et les discutions distrayantes. Et je comprendrai les chants et les silences.

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Tard dans la nuit, fascinée par la voie lactée brillant au dessus des deux gers blanches isolées dans les vastes prairies s’étendant au pied des montagnes, j’échangerai les noms des constellations trop vites oubliés.
Je connaîtrai le poids et la chaleur d’un splendide deel reposant sur mes épaules lors d’un matin froid et clair.
Le temps venu, j’apprendrai à faire tout cela et plus encore. Efficacement. Le temps venu, mes oreilles percevront les sons correctement, ma langue apprendra à bouger comme il le faut et j’arrêterai d’écorcher les mots de mon vocabulaire rapidement grandissant. Je perdrai le compte des chaudes journées et des froides nuits étoilées comme je l’ai déjà fait, sachant au plus profond de moi-même qu’un petit bout de mon être restera ici à jamais, adopté par cette merveilleuse famille.

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Et une fois de plus, un beau jour, je partirai. Comme à mon habitude, je leur ferai mes adieux. Je dirai au revoir à Tila, la calme et déterminée. Elle dont la sagesse inébranlable n’est portée que par sa force, par son aura grave et colossale et par la certitude de son ordinaire. Elle ne me serrera pas la main comme je m’y serai attendue, elle me troublera comme elle l’a déjà fait alors. À ce dernier contact je ne ressentirai que sa tendresse. Sur son visage s’attardera un sourire, dans ses yeux séreux une étincelle. Elle humera l’air tout près de mon oreille, dérangeant quelque cheveux échappés, chatouillant la base de mon cou, comme le ferait un tendre amant avant de s’assoupir, comme pour graver ce souvenir à jamais.

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 © 2025 | Elsa Chesnel

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