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Vertige moscovite

Le 15 mai 2016

Tout le monde m’avait prévenue : Moscou n’allait pas me plaire.


Peut-être est-ce par esprit de contradiction que je descendis du train avec l’esprit ouvert, bien que fatigué par la courte nuit, et sans apriori. Ou peut être étais-ce à cause de la chaleur écrasante du printemps moscovite, de ses rues piétonnes poussiéreuses et populeuses couvertes de fausses fleurs, du réel bourgeonnement de ses parcs verdoyants jalonnant la ville, des lents méandres de sa rivière surgissant parfois en glorieuses fontaines, de ses rubans oranges et noirs virevoltant au grès de la brise rafraichissante en souvenir des soldats tombés au combat et en célébration du pouvoir militaire, des chars d’assaut dans la capitale et des hélicoptères dont le vol si bas bat dans vos tempes telles une chevauchée de Valkyries? Ou serais-ce plutôt à cause de ce bâtiment vide, perdu dans l’immensité de cette mégapole, de ce refuge brulé et abandonné, recouvert de graffitis, élu immédiat de mon cœur?

1- St Basil.jpg

Mes premières nuits furent passées dans la banlieue nord en pleine floraison, au sein d’une famille atypique composée de jeunes parents et de leurs enfants adolescents, d’un serpent (heureusement pour moi de petite taille et enfermé en vivarium), d’un chat noir et d’un sphynx affamé qui vous attendrira pour mieux vous trahir, plantant dans vos doigts ses petites dents effilées comme des aiguilles,  ne lâchant prise qu’une fois que le sang jaillira et que la nourriture que vous teniez jusqu’à présent se trouve au sol. Une expérience peu agréable pour ne pas en dire plus.

Malgré mon inconfort dans leur humble demeure, mon léger malaise en leur présence et ma haine grandissante pour ce gremlin sans poils, il faut avouer que c’est grâce à eux qu’est né mon amour pour Moscou. Ils m’ont fait découvrir les endroits les plus inaccoutumés, ceux que j’aurais eu tant de mal à découvrir seule : des rades de quartiers, des cages d’escalier dont la peinture originelle était désormais à peine visible sous les signatures et peintures de nombreux inconnus et par dessus tout un immeuble abandonné.

7- Abandoned building.jpg
2- Bank.jpg

Le jour de mon arrivée, nous avions parcouru la ville à trottinette, en long, en large et en travers, nous arrêtant ici et là pour profiter du panorama et des espaces verts, pour grignoter un morceau gras et soviétique ou nous abreuver à un comptoir souterrain d’habitués en état d’ébriété.
En fin de journée, nous nous étions dirigés vers ce lieu inédit et j’étais tombée en émoi avant même de savoir que j’aurais le privilège de grimper dans son ventre en décomposition. Ses vitres brisées et sa façade parfois bombée de couleurs, affichant un vert effacé contrastant avec la brillance des jeunes pousses printanières des arbres alentours, ne faisaient que renforcer son éminence. Son sommet était orné d’un monstrueux « цст » dont les contours rappelaient presque élégamment le blanc des nuages moelleux flottant dans un ciel d’un bleu profond.

Sa curieuse ascension débutait dans la poussière par la montée de trois hautes marches formées par les crans d’une palette retournée, appuyée contre une sorte de mur de séparation. Puis, tel un lac de haute montagne, une étendue de tessons de verre, de bouts de plastique, de fragments de bois et de lambeaux de tissus s’étendait à nos pieds pour finalement se perdre à l’intérieur du bâtiment. Comme les pirates avant le dernier plongeon, ou comme le chevalier passant un pont-levis de fortune pour combattre le dragon, marcher la planche était la seule façon de pénétrer les ténèbres.

9- Masha.jpg

Dégainant nos lampes de poches, nous nous attaquions à la première volée de marches et à son obstacle de bois vérolé, seulement à moitié évité, pour nous trouver face à face à un solide portail de fer rouillé attendant patiemment d’être défié ou évité. Choisissant la seconde option, nous chevauchions la balustrade et, ne sachant que tenir des prises ou de nos faisceaux luminuex, nous balancions au dessus du vide, essayions d’éviter les clous corrodés et les échardes et domptions finalement ce gardien de l’au-delà.

De l’autre côté, une lueur commençait déjà à filtrer au travers de petites fenêtres rondes, illuminant les murs du même vert pâle que nous avions vu à l’extérieur, pour ensuite inonder les marches de soleil lorsque des pans entiers de façade venaient à manquer. Les paliers étaient recouverts de dessins colorés, crânes rose-violet et femme arc-en-ciel hurlante. Le craquement que nous entendions à chaque pas s’estompait petit à petit, le gardien métallique du premier étant avare de ses mystères, et la fréquentation des lieux se ratifiant encore d’avantage alors que nous prenions de l’altitude.
Chaque étage détenait un nouveau secret : passages carbonisés, art graphique sur parois effondrées, fenêtres cassées encadrant les flèches sacrées, sommets dorés des églises et des temples alentours, plafonds bétonnés dévoilant leurs dessous armés.

8- Skulls.jpg

Nos genoux fatigués par les nombreux étages, pensant que cet endroit nous avait dévoilé ses plus beaux atours, nous passions l’arche de briques délabrée du dernier étage jonché de débris calcinés, seuls restes du plafond, et, nous agrippant à des câbles d’acier, escaladions poutres et indescriptibles masses saillantes de ce qui restait du dernier mur pour finalement atteindre le toit. Là, debout au milieu des cadavres de bouteilles, la vue nous pris par surprise. Moscou se déroulait au dessous de nous telle une mer grise jalonnée d’iles verdoyantes. Le bourdonnement des boulevards n’était plus qu’un murmure, la vague de chaleur atténuée par un vent frais, la foule cachée par le couvert des arbres et des toitures. Comme à la proue d’un navire, notre monde était celui des cieux et des oiseaux.

4- Moscou.jpg

L’heure de quitter ce havre de paix vint trop vite. Les trottinettes attendaient notre retour, demandant à ce que continue notre excursion dans cette ville tumultueuse.
Je descendis dans un recueillement silencieux, envoutée par cette structure à demi-effondrée qui n’avait l’air de rien. Bien des marches plus bas, d’un air absent, je pris un mauvais tournant pensant qu’il s’agissait de la sortie. La surprise fut totale. Je me trouvai nez à nez avec le locataire des lieux.
Il se tenait là, debout au milieu de la pièce sordide, un peu de lumière perçait au travers des carreaux sales et cassés, obstrués par des barreaux oxydés et des objets divers et variés, faisant apparaitre un désordre dans lequel il était impossible de distinguer quoi que ce soit d’autre qu’un amas gris-brun de bric et de broc. Campé sur ses deux jambes, ses vêtements assortis à son environnement, la tête baissée, de dessous ses sourcils en broussaille, il planta soudainement son regard dans le mien. Seuls ses yeux avaient bougé. Pas un mot n’avait été prononcé.

6- Sretensky Monastery.jpg

Prudemment je me repliais, murmurant faiblement un mot d’excuse qu’il ne pourrait surement pas entendre ou comprendre, et, essayant de n’avoir l’air de rien, je me  ressaisissais et éclairais la dernière volée de marche qu’il me fallait parcourir pour atteindre la bouche béante de l’établissement. Arrivée dans la lumière éblouissante du jour, comme en signe de détente, je trouvais mes guides touristiques ironiquement affairés à lutter avec la palette finale.

3- St Clement.jpg

Loin d’avoir été atténué par cette dernière rencontre, mon amour pour ce lieu se manifestait à nouveau le lendemain. Pleine de courage, équipée d’une lampe de poche et de bières, je parvenais à corrompre un voyageur italien rencontré à Veliky Novgorod. L’ascension n’attendait que nous.
   Là-haut, à la tombée du jour, nous trouvions un groupe de russes déjà occupé aux réjouissances se demandant ce que deux étrangers venaient faire dans cet endroit oublié du monde. De notre curiosité mutuelle naquit une conversation faite d’un charabia anglo-russe, de sons et de gestes, de rires et d’incompréhension. Le calme n’était pas au programme de la soirée. Les lumières de la ville ne pouvaient rien contre la gaité contagieuse de la troupe. Une suggestion fut faite d’aller s’abreuver non loin de là, ce que nous fîmes avec moult gestes de duels à l’épée et bruitages de sang répandu par un héroïque géant russe, ponctués de grandes rasades de bière et de vodka.
Le dernier métro étant parti sans moi, aucun retour n’était désormais possible. J’étais condamnée à passer le reste de la nuit à boire de la bière locale dans les locaux branchés de Dogma, manger de délicieux blinis dans les souterrains d’un restaurant familial où prenaient place des concerts à l’énergie débordante, me faire abandonner par le groupe de russe maintenant fatigués, apercevoir le Bolshoi avec mon ami voyageur, danser dans les confins tendance du Kamchatka et en émerger à quatre heure du matin pour me trouver baignée de soleil, attendre le premier métro sur un banc en face d’un Kremlin délaissé par la foule et rater le gros du défilé militaire du 9 mai.

Évidemment, quelques jours plus tard j’en redemandais.
Mon travail de sape sur mon hôte suivant avait fonctionné. J’avais éveillé sa curiosité pour une ascension sinistre vers un coucher de soleil éblouissant aux nuages cotonneux délicatement colorés. Il avait succombé au silence et à la tranquillité.
Un nouvel admirateur du secret le mieux gardé de Moscou était né.

11- Panorama.jpg

Lors de mon dernier jour à Moscou je ne pus m’empêcher de repenser à cet immeuble abandonné et à la quasi certitude de sa disparition dans un futur proche, qu’il soit recyclé, rénové ou tout simplement détruit, sans que ne soit gaspillée une seule seconde d’hésitation.
Il m’était impossible de partir sans rendre un dernier hommage à la demeure de mon âme dans cette ville.

Tard dans la nuit ou aux petites heures du matin, rejetant l’éventualité de me heurter à cette présence fantomatique rencontrée une seule fois auparavant, je décidais d’y retourner, une dernière fois, seule.
Armée de courage, de mon téléphone comme lampe de poche et d’une bière succulente pouvant aussi faire effet de massue, je pénétrais les ténèbres, passais silencieusement le premier étage avec frissons, l’oreille tendue à la recherche de tout son inquiétant, je contournais le portail rouillé et les obstacles gonflés d’échardes, grimpais les nombreuses marches et sortais finalement dans la nuit étoilée.
Nul n’était là. Une solitude absolue. La lune brillant au dessus de moi, les lumières de la ville loin en dessous projetant de longues ombres sur les façades alentour, un vent frais jouant avec les nuages lointains, murmurant dans le jeune arbuste poussant sur ce haut promontoire au dessus de la capitale, sifflant au goulot de ma bouteille et bousculant les mèches de mes cheveux.
Un cadeau d’anniversaire tardif. Un adieu sublime interrompu de temps à autres par une pointe de peur venant rehausser l’incommensurable beauté du paysage.

 © 2025 | Elsa Chesnel

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