Tallinn de nuit
Le 23 Avril 2016
Chapitre 1: Les ghettos russes
Tout a commencé lors d’une soirée d’ennui, après avoir déambulé dans les rues de Tallinn à la tombée du jour. Magnifiques vues d’un ciel d’orage surplombant les toits rouges et les murs couleur ocre d’une ville déserte. Nulle part où aller, personne à rencontrer, rien à faire. Submergée par le mal du pays. Fatiguée.

Ne sachant pas si mon désir de paix était plus fort que celui d’être entourée, je me dirigeais vers un café, n’importe lequel, où je pourrais m’assoir dans un coin reculé et trouver confort dans la dégustation d’une part de gâteau et d’un thé. Le thé fut vite fini, la tarte décevante et le coin reculé se métamorphosa en la table la plus proche de la scène. Il semblerait que la chance me fuyait.

Sur l’estrade, la chanteuse et son guitariste, tous deux jeunes et inexpérimentés, reprenaient avec effort de grands classiques américains. De l’aide n’aurait pas été de trop. Un batteur vint à leur secours, suivi peu après par un bassiste. Plus tard, la chanteuse fut remplacée, et la petite estrade déjà surpeuplée déborda de ce nouveau groupe. C’est donc naturellement que, lorsqu’un énième individu muni de sa guitare acoustique voulu entrer dans les rangs de ce groupe en constante évolution, il s’installa à ma table.
Il investit l’espace inoccupé et s’excusa peut-être de venir ruiner ma solitude (dure à dire étant donné mes connaissances en matière d'Estonien). Pendant quelques temps, je fis de mon mieux pour préserver mon isolement, pianotant sur mon téléphone et me lamentant intérieurement de la distance me séparant de ceux que j’aime; mais mon invité ne cessait de s’excuser de son intrusion dans un anglais très correct, pour la bonne raison qu’il était canadien. Cela-même aurait pu suffire à me pousser à communiquer avec cette cure potentielle contre le mal du pays, mais de plus, comme pour garantir l’échange, ses capacités à improviser sur ce qui était devenu de la musique slave, curieuse et entraînante, étaient impressionnantes.

Conversation canadienne, musique russo-estonienne, film muet américain et boisson tchèque prirent le dessus. Bien des chansons plus tard, je profitais encore du spectacle tournoyant, des images en noir et blanc qui semblaient flotter en arrière plan et des bribes de conversations avec cet être qui me rapprochait de chez moi, quand le bassiste me réveilla de ma torpeur en lança à la cantonade que je le raccompagnerai chez lui.
Le choc fut soudain (personne ne m’avait jamais demandé mes faveurs de cette façon) et une douce indécision s’empara de mon esprit.

Une blague me permis de gagner du temps et d’analyser la situation : nous avions échangé bien peu de mots pendant la soirée (j’avais refusé de prendre un verre à son compte) et mon lit se trouvait dans une auberge de jeunesse toute proche, il serait donc logique et plus pratique que j’y retourne directement. Mais à sa décharge l’anglais de mon interlocuteur n’était pas très bon et mon russe et mon estonien inexistants… une formulation malencontreuse n’était donc pas à exclure.

D’un côté la sécurité et l’ennui, de l’autre l’inconnu; fallait-il que j’hésite? Je me lançais à l’aveuglette et décidais d’accepter son offre : je conduirai sa voiture en échange d’un trajet en taxi.
Les musiciens étaient infatigables. L’heure de la fermeture s’en vint et l’heure de la fermeture s’en fut. Le bassiste se révéla être le propriétaire du bar, ce qui expliquait le verre du début de soirée et l’invitation à descendre dans la cave qui faisait office de cuisine où le reste de notre compagnie se partagea avidement des crêpes au fromage.
Une fois nos estomacs remplis, nous sortîmes des profondeurs de cette grotte et gravirent les rues d’un pas peu sûr à la recherche de la voiture. Là, à ma grande surprise, jeune serveuse, batteur maladroit, compatriote loquace et patron enivré se glissèrent tous dans les confins du véhicule et les clés de ce chargement me furent confiées, ainsi que sa sécurité.

La conduite estonienne n’est pas bien différente de la conduite française ou canadienne : il suffit de déceler les instructions parmi le bavardage. C’est ainsi que je nous conduisis dans ce qui me fut décrit comme les ghettos russes afin de déposer un à un les membres de mon fragile cargo dans leurs énormes boîtes de béton gris, jusqu’à ce que seul reste le patron.
À sa demande, je me garais sur le trottoir et sortais de la voiture, ne sachant toujours pas ce qu’il adviendrait de moi. Là, tard dans la nuit, sans même une étoile pour éclairer cette jungle soviétique, il appela un taxi, me serra la main, et je m’en fus rejoindre le centre ville, le laissant derrière à sa femme et ses enfants endormis.
J’étais saine et sauve dans mon lit, l’aventure avait pris fin et de nouveaux amis m’attendraient le jour suivant.
Chapitre 2 : La compagnie des batteurs fous
Comme prévu, je les retrouvais donc le soir suivant. Au bar, je sirotais tranquillement ma bière. Le canadien vint me rejoindre. Sur l’estrade, la chanteuse était de retour, le guitariste différent, meilleur. La soirée s’écoulait gentiment. Un groupe de suédois s’enivrait à coût moindre. Sur scène la musique continuait. Le même film noir et blanc défilait silencieusement au mur. Un couple entra, des étrangers. Un autre sortit, elle avait bu plus que lui. Un cocktail remuait dans les mains du barman. Une nuit comme les autres… Jusqu’à ce qu’un homme tout à fait ordinaire entre à son tour. Il était grand, mince, bien habillé, probablement russe, du genre nerveux. Dans son sillon suivait la crème de la crème de Tallinn, mais pas financièrement. Un bambin à la mâchoire solide, ses larges épaules engoncées dans un blouson en cuir signalant son appartenance à une fratrie anarchique. Sans grande surprise, sa moto était garée tout près.

Le cerveau de la paire semblait indécis : rester en avant, se mêler à la foule et courtiser la douce serveuse, ou descendre dans l’arrière salle; remonter ses manches avec un sourire pour aider le barman, ou soupeser d’un air sérieux un sac de ce qui semblait être des pièces?
La brute suivait discrètement, remplissant le rôle que je lui avais donné avec une précision remarquable; je me pris même à oublier sa présence.

Les soupçons soulevés par leur mode vestimentaire et leurs comportements étaient-ils justifiés, ou s’agissait-il simplement de mon imagination débordante?

Quand je sortis avec mon compatriote, suivis par ces deux compères, pour en griller une, la réponse à cette question me fut en partie livrée, leur obscur rôle quelque peu confirmé. Ces diablotins n’étaient ni trop bons, ni trop méchants… Malheureusement, je n’aurais jamais le cran de demander les détails.
De retour au bar, les mêmes chanteuse et guitariste se démenaient sur scène. À table, les mêmes groupes de suédois s’égayaient; toujours plus ronds, toujours plus chahuteurs. Entre eux, un canapé dont le confort m’appelait. Celui-ci ne resta pas vide bien longtemps et quelques ours suédois virent me tenir compagnie, flanqués de leur ivresse et de petits pots de fleur en plastique rouge sur lesquelles ils se mirent à battre joyeusement avec de gros crayons de couleur. Comment cela s’était-il matérialisé, je n’en ai pas la moindre idée, mais une chose est sûre : ces gadgets se multiplièrent jusqu’à ce que tous les protagonistes du groupe, que j’avais visiblement intégré, aient leurs mains pleines. Un djumbé fut trouvé. La batterie prise d’assaut. Et voici comment le groupe des Batteurs Décal(qu)és Suédois fut fondé.

Lentement mais surement, le bar se vida, à commencer pas la chanteuse, visiblement pas assez intoxiquée pour surmonter cette épreuve. Miraculeusement, le patron était soit indifférent, soit content de notre petite fête (dance, étreintes et tonnerre de tambours inclus); il est vrai que les hommes qui buvaient dans le recoin de l’entrée semblaient tout à fait amusés par ce spectacle.

Il m’est impossible de dire combien de temps s’écoula de la sorte, mais au milieu d’un fou rire général la batterie fut mise au repos, le guitariste cessa de faire vibrer ses cordes, prenant pour prétexte l’état d’ébriété de ses doigts, et il trouva son chemin jusqu’à mes côtés, dans l’effondrement du canapé; mes talents de percussionniste je suppose... Les suédois disparurent. Je restais seule avec lui. Il était américain.
Malheureusement, aucune trace ne reste de cette soirée; seulement un souvenir impérissable et ces maigres mots.